Chapitre 3
Ivy était comme pétrifiée. Médusée, elle détailla Tristan, les branches de céleri dans ses oreilles, les lanières de salade sur sa tête, cette substance spongieuse et noire sur ses dents et – si difficile qu’il lui soit de croire que quelqu’un de plus de huit ans d’âge puisse avoir cette idée – les queues de crevettes qui sortaient de son nez. Tristan avait l’air tout aussi paralysé qu’elle.
— Est-ce que je vais avoir des ennuis ? demanda Philip.
— Toi, je ne sais pas, mais moi, oui, lui répondit Tristan à mi-voix.
— Tu es censé manger avec nous, dit Ivy à son frère.
— Je mange ici, lui répondit Philip. Regarde, c’est un vrai festin.
Ivy baissa les yeux vers l’assortiment de nourriture empilé sur les assiettes qu’ils avaient placées entre eux et ses lèvres se retroussèrent en une moue de dégoût.
— S’il te plaît, Ivy, maman a dit qu’on pouvait inviter au mariage tous les amis qu’on voulait.
— Et tu lui as répondu que tu n’en avais aucun, tu te souviens ? Tu lui as assuré que tu n’en avais pas un seul à Stonehill.
— Maintenant, c’est différent.
Ivy tourna les yeux vers Tristan. Prudemment, lui garda les siens baissés, concentrés sur le céleri, les queues de crevettes et les olives noires aplaties qu’il alignait sur le carton en face de lui. Répugnant.
— Mademoiselle* !
— C’est Pompitoto ! s’écria Philip. Ivy, s’il te plaît, ferme la porte !
Malgré elle, Ivy obtempéra ; Philip ne lui avait pas paru aussi heureux depuis des semaines. Puis elle pivota vivement sur ses talons et fit face au traiteur.
— Tout va bien, mademoiselle* ?
— Oui, monsieur.
— En êtes-vous très certaine* ?
— Très*, répondit Ivy en prenant le bras de monsieur* Pompideau pour l’éloigner du cellier.
— On vous réclame à la salle à manger, reprit monsieur* Pompideau avec emphase. Ils veulent porter un toast. Tout le monde vous attend.
Ivy se hâta. Effectivement, tout le monde l’attendait et elle ne put éviter une entrée remarquée. Les joues rouges, elle s’empressa de traverser la pièce. Grégory l’attira à lui en riant. Puis il lui tendit une coupe de Champagne.
Le toast fut porté par un ami d’Andrew. Qui parla, et parla.
— Hip hip hip, hourra ! purent enfin s’écrier les invités.
— Hip hip hip, hourra, petite sœur ! lança Grégory.
Il vida sa coupe d’un trait et la tendit pour une deuxième tournée. Ivy, elle, se contenta d’une gorgée.
— A toi, petite sœur ! murmura alors Grégory d’une voix basse et suave, les yeux brûlant d’une lumière étrange.
Il fit tinter sa coupe contre la sienne et but de nouveau son Champagne d’un trait.
Puis il se pressa contre Ivy au point de l’empêcher de respirer, et l’embrassa sauvagement sur la bouche.
Ivy était assise à son piano, les doigts sur les lèvres, le regard rivé sur les notes qu’elle avait commencé à déchiffrer cinq minutes plus tôt. Elle baissa la main et la laissa glisser mollement le long des touches jaunies. Tandis que de vagues ondes de musique légèrement fausses s’élevaient, elle s’humecta les lèvres avec la langue. Elles n’étaient pas contusionnées ; ce n’était qu’une sensation.
Il n’empêche, elle était heureuse que sa mère lui ait permis de rester seule avec Philip jusqu’à ce qu’Andrew et elle reviennent de leur voyage de noces. Passer six jours sans eux, avec Grégory, dans l’immense demeure perchée sur la colline lui avait paru insurmontable, et ce d’autant plus que Philip se montrait tout sauf coopératif.
Dans leur appartement exigu de Norwalk, très jeune, il avait entouré son lit d’un mur de vieux rideaux pour s’isoler « des filles ». Or, depuis deux semaines, il suppliait Ivy de le laisser dormir dans sa chambre. La veille, elle lui avait permis d’y installer son sac de couchage. Elle s’était réveillée le matin, le lit envahi par Philip et leur chatte, Ella, tous deux allongés sur elle. Désormais, le mariage était passé, mais la journée avait été longue ; Ivy avait donc plus ou moins décidé d’accorder à Philip une deuxième nuit dans sa chambre.
Il était assis derrière elle, sur le tapis, où il avait placé ses cartes de joueurs de base-ball par ordre de préférence. Comme chaque fois, Ella avait choisi de s’étirer au beau milieu de son terrain en diamant. Le lanceur, placé en équilibre sur son ventre noir, se soulevait et s’abaissait au rythme de sa respiration. De temps à autre, une petite phrase échappait à Philip : « Vas-y, balle, vole jusqu’au champ centre », murmurait-il avant de faire effectuer le tour des bases à Don Mattingly pour qu’il marque un point.
« Je ne devrais pas le laisser veiller si tard », songea Ivy.
Cependant, elle-même n’arrivait pas à dormir et elle était heureuse de la compagnie de son frère. En outre, Philip avait ingurgité tant de plats divers et variés et tant de desserts – grâce à Tristan – qu’il risquait fort d’être malade pendant la nuit. Comme les draps propres, et la quasi-totalité des affaires, étaient déjà dans les cartons, mieux valait que Philip soit à ses côtés.
— Ivy, c’est décidé, dit soudain ce dernier. Je ne déménage pas.
— Pardon ?
Ivy pivota sur sa banquette de piano.
— Je reste ici, poursuivit Philip. Est-ce que toi et Ella voulez rester avec moi ?
— Et maman ?
— Elle peut être la mère de Grégory maintenant.
Ivy grimaça. Maggie s’épuisait à essayer de plaire à Grégory. C’était une femme chaleureuse et affectueuse de nature – mais elle en faisait trop, beaucoup trop. Elle ne se rendait absolument pas compte que Grégory la trouvait ridicule.
— Maman sera toujours notre mère, répondit-elle à Philip, et elle a besoin de nous.
— D’accord, acquiesça Philip en faisant preuve de bonne volonté. Tu la suis avec Ella. Et moi, je demanderai à Tristan de venir vivre avec moi.
— Tristan !
Philip hocha la tête, puis murmura à part lui : « Frappeur en première base. Les coureurs avancent. Le point est rentré. »
De toute évidence, son esprit de garçon de huit ans avait pris sa décision. Satisfait, il s’était remis à sa partie. Ivy était stupéfaite de constater à quel point le temps passé avec Tristan l’avait transformé.
Que lui avait dit Tristan pour qu’il retrouve ainsi sa bonne humeur ? Rien, peut-être, pensa Ivy. Au lieu de s’évertuer trois semaines durant à lui expliquer pourquoi leur mère se mariait, sans doute aurait-elle mieux fait de s’enfoncer des crevettes dans les narines.
— Philip, lança-t-elle abruptement.
Philip ne daigna lui répondre que lorsque le coureur fut revenu au marbre.
— Quoi ? répondit-il alors.
— Est-ce que Tristan t’a parlé de moi ?
— De toi ?
Philip réfléchit un instant.
— Non, décida-t-il enfin.
— Oh...
« De toute façon, ça m’est égal », se dit Ivy.
— Tu le connais ? lui demanda Philip.
— Non. Mais comme je t’ai trouvé avec lui dans le cellier, je suppose qu’il a dû se demander qui j’étais.
Philip fronça les sourcils.
— Oui, c’est vrai. Il a voulu savoir si ta robe rose était ton genre de robes préférées et, aussi, si tu croyais vraiment aux anges. Je lui ai parlé de ta collection.
— Qu’est-ce que tu lui as répondu pour les robes ?
— Oui.
— Oui ? s’exclama Ivy.
— Tu as affirmé à maman qu’elle était jolie.
En effet. Et leur mère l’avait crue. Alors pourquoi pas Philip ?
— Est-ce qu’il voulait continuer à travailler ce soir ?
— Ouais.
La manche était terminée. Philip mettait en place une nouvelle défense.
— Ah oui ? Et pourquoi ? demanda Ivy, exaspérée.
— Il a besoin d’argent pour une compétition de natation. C’est un nageur, Ivy. Il participe à des tournois dans d’autres États aussi. Et pour ça, il doit prendre l’avion. J’ai oublié où il va cette fois.
Ivy hocha la tête. Bien sûr. Tristan était « raide », tout simplement. Pourquoi s’était-elle laissé influencer par Suzanne ?
Soudain, Philip se leva.
— Ivy, ne me force pas à aller dans cette grande maison. Ne me force pas. Je ne veux pas manger avec lui !
Ivy l’attira à elle.
— On a toujours peur de ce qu’on ne connaît pas, le rassura-t-elle. Mais Andrew est gentil avec toi, depuis le début. Est-ce que tu te rappelles qui t’a acheté ta carte de collection sur Don Mattingly ?
— Je ne veux pas manger avec Gregory le soir.
Ivy resta sans voix.
Debout tout contre elle, Philip tendit un bras vers le vieux piano et fit courir ses doigts sur le clavier. Il avait pris cette habitude petit, lorsqu’il chantait les morceaux qu’il était censé jouer.
— J’ai envie d’un câlin, lui dit Ivy. Tu m’en donnes un ?
Philip obtempéra sans grand enthousiasme.
— Et si on jouait un quatre mains ?
Il haussa les épaules. Il le ferait, mais le bonheur qu’Ivy avait vu étinceler dans ses yeux lorsqu’il avait parlé de Tristan avait disparu.
Ils en étaient à peine à la cinquième mesure quand Philip frappa violemment le clavier. Il frappa, frappa, frappa encore.
— Je n’irai pas, je n’irai pas, je n’irai pas !
Puis il fondit en larmes. Ivy le serra fort contre elle et attendit. Bientôt, ses sanglots se transformèrent en quelques hoquets épuisés.
— Tu es fatigué, Philip. Juste fatigué, lui dit Ivy en sachant que la raison de ses pleurs était bien plus profonde.
Elle lui interpréta alors ses morceaux préférés, puis ralentit le tempo du pot-pourri avec une suite de berceuses. Philip, blotti contre elle, s’assoupit.
— Viens, murmura Ivy en l’aidant à se lever de la banquette.
Elle l’accompagna dans sa chambre, suivie d’Ella.
— Ivy...
— Oui ?
— Est-ce que je pourrais avoir un de tes anges ce soir ?
— Bien sûr. Lequel ?
— Tony.
Tony était marron foncé, en bois sculpté, la figure paternelle pour Ivy. Pendant que Philip entrait à quatre pattes dans son sac de couchage, Ivy posa Tony près de lui, à côté de la carte de Don Mattingly. Puis elle remonta la fermeture Éclair sous le bras de son petit frère.
— Est-ce que tu veux dire une petite prière ? lui demanda-t-elle.
Ensemble, ils entonnèrent :
— Ange de lumière, ange dans les deux, prends soin de moi ce soir, prends soin de tous ceux que j’aime.
— Tous ceux que j’aime, c’est toi, Ivy, souffla Philip. Et il ferma les yeux.